Un admoniteur devenu aveugle
Qu’il
s’agisse de l’embrasure d’une fenêtre suggérant une profondeur, d’un rideau entr’ouvert
ou d’un personnage peint guidant du doigt le spectateur (Alberti l’appelle
« admoniteur » dans son Traité
sur la Peinture paru en 1435), de nombreux artifices ont été inventés par
les peintres pour l’attirer dans l’espace du tableau. Une problématique que
Cristine Guinamand reprend à son compte. Dans ses peintures montrées en 2009 à
la galerie Trafic, on retrouvait ces figures remplissant la fonction d’admoniteurs.
A ceci près qu’ils étaient souvent aveugles et hantaient les tableaux comme des
revenants. La scène vers laquelle ils dirigeaient notre attention était
elle-même brouillée par des effets de flous partiels masquant les détails. On
finissait donc par s’approcher physiquement des œuvres pour « vérifier »
ce qui, au juste, nous était donné à voir. Et que voyions-nous ? Plutôt la
promesse d’une image à venir, ou le maintien d’une image sauvée in extremis de l’effacement. Aujourd’hui
encore, c’est bien souvent à l’histoire d’une naissance ou d’une disparition que
nous confronte l’artiste.
En aveuglant
le spectateur pour solliciter son corps, Cristine Guinamand exacerbe cette
impression de passage dans le tableau. Une impression qu’elle intensifie en
ajoutant à ses outils de peintre la scie et les clous pour opérer un véritable
démontage de l’espace pictural. Les travaux sur bois aux panneaux amovibles
qu’elle peint parfois des deux côtés sont insaisissables dans leur globalité.
Adieu admoniteur, on éprouve désormais, par soi-même et sans guide, tous les
points de vue possibles sur l’œuvre. Cette sollicitation du corps au moyen d’un
dispositif s’accompagne conjointement d’une approche beaucoup moins figurative.
Comme si, pour Cristine Guinamand, le seul corps en jeu de ses œuvres était
désormais le nôtre. C’est donc assez logiquement que les formes du théâtre et du
labyrinthe intègrent ses travaux récents comme dispositifs de captation du
corps.
Peinture du corps
De façon
baroque et théâtrale, le grand polyptique intitulé L’œil met en scène une
disparition. Le panneau central qui occulte la quasi-totalité du panneau est
enfoncé en son centre par ce qui s’apparente à un poing fermé. Ce mouvement
d’enfoncement rappelle le geste transgressif de St Thomas. Craignant de se
faire aveugler par une illusion, le saint vérifia l’existence du Christ dans la
réalité de sa chair. Et parlant d’illusion picturale, c’est justement en
maintenant visible les coutures et les repentirs de ses peintures que Cristine
Guinamand s’en délivre. En nous livrant des œuvres non lisses, elle insiste sur
leurs qualités haptiques et nous reconduit à la réalité du corps. Dans Le théâtre et son Double, Antonin Artaud décrivait son théâtre
comme : « taillé en pleine matière, en pleine vie, en pleine réalité.
». Cristine Guinamand insiste elle-même
à dessein sur la physicalité de ses œuvres : coulures, râclures, fentes et
trous transforment leurs surfaces en un dépôt de gestes, de traces d’un combat.
Au sujet de
ses travaux, on a souvent souligné une « spontanéité formelle[i] » ou une peinture réalisée
« d’un seul jet[ii]. »
Mais le jeu complexe de découpe et de recouvrement des couches, loin d’être un
effet de style, atteste aussi d’un véritable tâtonnement. En 2009, avec Mammon et Lord of War, Cristine Guinamand exploitait le potentiel narratif de
ces hésitations formelles en se référant à Saturne, ou Chronos : une
figure renvoyant à la naissance et à la mort, au combat de la forme avec
l’informe. Dans ses travaux récents, la destruction des œuvres qui précède leur
reconstruction confirme ce rejet, au moins partiel, d’une expression spontanée.
La coupe et le débitage des surfaces sont pour Cristine Guinamand un moyen de
contrarier la virtuosité du geste et l’épanchement facile. Rappelons ici ces
propos de Gilles Deleuze : « Si un créateur n’est pas pris à la gorge
par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur. Un créateur est
quelqu’un qui crée ses propres impossibilités et qui crée du possible en même
temps [iii]»
Le théâtre de la mémoire
Dans l’œuvre
intitulée A quoi tu penses ?, le
cerveau que Cristine Guinamand compose à l’aide de puzzles agglomérés à la
surface ressemble étrangement à un étron. Ecoutant l’artiste évoquer des souvenirs
d’enfance entre deux considérations picturales, on se prend justement à penser
qu’ils semblent être pour elle comme un lisier fertile. La mémoire affective joue
son rôle de déclencheur dans le travail créateur mais reste sujette à caution
par Cristine Guinamand. Trouver une structure pour « organiser ses
sensations[iv] », voici l’enseignement
essentiel que Paul Cézanne aura légué aux peintres modernes et qu’elle reprend
à son compte. C’est d’ailleurs cette expression distanciée qu’autorise le
théâtre. Par la mise en scène de l’espace, il permet par exemple de construire
une topographie signifiante. Les notions de Fond et
de Bas fond, titres de deux œuvres récentes,
rappellent ainsi la thématique du terrier. Un lieu que Franz Kafka décrit à la
fois comme une zone de ressourcement créateur et comme un abri étouffant d’où
il est difficile de ressortir. Concernant toujours ces deux œuvres, une
dernière référence à Gaston Bachelard vaut d’être faite. Dans sa Poétique de l’espace, il compare la
maison à un « être vertical. » « L’irrationalité de la cave
s’oppose à la conscience rationnelle du toit, une zone où les peurs se
rationnalisent grâce à des projets intellectualisés. » Dans le grenier,
découvrant « la forte ossature des charpentes, on participe à la solide
géométrie du charpentier.[v] » Cette répartition
topographique cave- toit- grenier (ou sous- sol- sol- ciel) est aussi celle qui
structure l’organisation spatiale du diptyque Soleil brûlant.
Structurer
l’espace. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce parti- pris de fendre la surface
des Paysages Eclatés. Les lignes que
creuse Cristine Guinamand reprennent la trajectoire de ses coups de pinceaux pour
augmenter leur force spontanée et charpenter les cieux liquides.
Terriers, trous et grottes
Dans le Paysage 3, les longues tiges en bois
boulonnées évoquent aussi des faux agricoles. Parce qu’elles sont noires et paraissent
creuser le sol, elles peuvent être associées à cette personnification de la
mort qu’est la Grande Faucheuse. La référence au monde rural, qui est aussi
celui de Cristine Guinamand, est récurrente dans son travail. Une œuvre comme Au fond ne renverrait-elle pas d’ailleurs
aussi à la culture de la terre, à ces formes naturelles qui émergent lentement,
au prix d’efforts quotidiens de domestication de la matière ? Et n’est- ce
pas ainsi que Cristine Guinamand travaille aussi ses peintures ? Revenant aux
thématiques du terrier, de la grotte ou du trou, on rappellera que ces
architectures naturelles et soustractives tissent des relations étroites avec
le contexte dans lequel elles s’implantent. Dans les brocantes locales où elle
aime chiner des objets à incorporer dans ses travaux, elle trouve notamment des
outils de fermiers. Ainsi de cette cardeuse servant à étirer la laine qui a été
le déclencheur d’une œuvre. « Un corps ficelé qui devient un cocon »,
nous dit justement l’artiste…
Marguerite
Pilven, janvier 2012
[i] Stéphane Pencréac’h, la
sorcière est bleue et belle, catalogue Cristine Guinamand, galerie Trafic,
2007
[ii] Anne Malherbe, blog Occhiata, 23
novembre 2007
[iii] Pouparlers, Gilles Deuleuze, les
éditions de Minuit, p. 182
[iv] Cézanne, Marcelin Pleynet, Folio
Essai, p.73
[v] Gaston Bachelard cité par Andrea
Lauterwein dans Anselm Kiefer et la
poésie de Paul Celan. Ed. du regard. Nous empruntons l’expression de
« théâtre de la mémoire » à Daniel Arasse, également cité dans cet
ouvrage.